Présentation

Le choc de la technologie numérique atteint aujourd’hui le livre de plein fouet. Annoncés de longue date, ses effets sont en train de se concrétiser à grande échelle. La dématérialisation change tout, à commencer par le statut même du livre. D’objet qu’il était, il tend à devenir un service, dispensé par de nouveaux et puissants fournisseurs d’accès. La place de l’auteur et ses droits n’en sortent pas indemnes. Les fonctions de l’ensemble des médiateurs qui assuraient sa conception, sa fabrication, sa commercialisation, sa diffusion auprès du public, éditeurs, libraires, bibliothécaires, s’en trouvent bouleversées. Comme au final les conditions de la lecture s’en voient transformées. C’est à sonder les différents aspects et les conséquences de cette révolution en cours que le présent numéro est consacré.

Le développement de cette offre nouvelle a d’ores et déjà suscité d’importantes réflexions et dispositions du côté des acteurs de la chaîne du livre et des pouvoirs publics. Antoine Gallimard fait le point sur la démarche des éditeurs face aux multiples interpellations et défis auxquels ce contexte inédit les confronte. Celui-ci appelle par ailleurs un encadrement légal adapté, si l’on veut bien considérer que le livre n’est pas un produit commercial comme les autres. La loi Lang sur le prix unique du livre avait permis, en son temps, de préserver l’existence d’un réseau dense de librairies face à la concurrence destructrice de la grande distribution. Comment aujourd’hui sauvegarder les conditions d’une production littéraire et intellectuelle indépendante dans une situation qui menace d’être dominée par de quasi-monopoles techniques et commerciaux ? Hervé Gaymard et Jacques Toubon exposent les principes en matière de politique du livre auxquels leurs fonctions les ont amenés.

Il était indispensable de s’appuyer sur un état des lieux circonstancié. Où en sont les pratiques de lecture en général ? Olivier Donnat synthétise les résultats des enquêtes conduites de longue date en la matière. Quelles sont les attentes du public ? L’exemple de la presse magazine apporte un éclairage instructif à cet égard, montre Jean-François Barbier-Bouvet. Que lit-on effectivement ? Caroline Leclerc livre son témoignage d’éditrice universitaire. Yvon Girard tire les leçons qui se dégagent de ce marché de masse que constitue le livre de poche. Que deviennent les bibliothèques publiques au milieu de cette tourmente ? Christophe Evans examine la manière dont elles s’adaptent à la demande de leurs usagers.

Mais quels sont au juste les effets de l’irruption du numérique, observés domaine par domaine ? Le sujet a déjà fait couler beaucoup d’encre et suscité des prises de position passionnées. Pierre Assouline passe en revue les principales de ces analyses et de ces anticipations. Le gros de l’impact attendu se situe naturellement sur le terrain de l’économie du livre. Françoise Benhamou analyse les retombées observables et prévisibles dans le secteur. À l’autre bout du spectre, les conséquences de la technique affectent l’acte même de lire. Antoine Compagnon revient sur sa propre expérience. Et que devient, pour finir, le métier d’écrivain au milieu de ce chambardement de l’ensemble de ses conditions d’exercice ? Erik Orsenna propose son diagnostic.

Il fallait faire place aux possibilités nouvelles offertes par la technique. Parmi celles-ci, les projets de bibliothèque universelle en ligne comptent au nombre des plus fascinants. Il y a eu le projet européen. Robert Darnton expose le projet américain, sur lequel Jean-Noël Jeanneney et Bruno Racine apportent leur point de vue d’experts du Vieux Continent.

Il fallait, enfin, situer cette révolution du livre dans le cadre plus large du renouvellement civilisationnel dont la technologie numérique paraît porteuse. N’est-ce pas, du reste, ce que traduit la fortune du terme même de « numérique », dont Alexandre Moatti fait ressortir l’étrangeté ? « Le » numérique est ainsi le véhicule d’une promesse sociale, dont Nathalie Savary présente l’une des incarnations exemplaires avec la fondation Wikimédia. Mais « le » numérique donne également une nouvelle dimension au vieux problème politique de la souveraineté, comme le souligne Pierre Bellanger. Enfin, l’élargissement décisif que « le » numérique apporte à la sphère médiatique ne fait-il pas de celle-ci le creuset d’une révolution de la condition humaine, demande Olivier Ferrand ?

Jamais civilisation, quoi qu’il en soit, n’a disposé d’autant de moyens artificiels de se souvenir. Et jamais, cependant, dans sa vie de tous les jours, elle n’a paru à ce point travaillée par les forces de l’oubli, si ce n’est de l’amnésie. N’est-ce pas ce qu’exprime par réaction l’appel au « devoir de mémoire » ? C’est pourquoi nous joignons à ce dossier deux études, de Sébastien Ledoux et Jean-Pierre Rioux, sur la genèse et la signification de ce singulier impératif.

Alban Cerisier, secrétaire général des Éditions Gallimard, nous a apporté un précieux concours dans la réalisation de ce numéro. Qu’il en soit chaleureusement remercié.