Continuer Le Débat

par Pierre Nora  Du même auteur

À quoi donc peut servir Le Débat dans le monde tel qu’il vient et faut-il le continuer? C’est la seule question qu’il faut se poser au moment du trentième anniversaire de la revue.

Le travail qui s’y fait a comme un air d’antiquité. On pouvait orgueilleusement prétendre, lors de notre dixième anniversaire, que «l’esprit du Débat était devenu l’esprit de l’époque». Il a suffi de quelques années pour que l’inverse devienne une évidence: l’esprit de l’époque va dans le sens contraire à celui du Débat.

La revue avait béneficié, pendant une quinzaine d’années, d’un climat d’ouverture dans tous les domaines et vers tous les horizons, qui tranchait heureusement sur la période précédente et contre laquelle avait précisément voulu réagir notre entreprise. Sectarisme et terrorisme paraissaient reculer au profit d’une culture de l’échange et de la discussion.

La situation s’est insidieusement transformée jusqu’à frapper au cœur la chose intellectuelle, indépendamment de la diversité possible des attitudes et des opinions. Rétrécissement des horizons, atomisation de la vie de l’esprit, provincialisme national, effondrement du système et du message éducatifs.

C’est dans ce renversement même que s’impose la nécessité de poursuivre. Les trois thèmes qui définissaient au départ un domaine – histoire, politique, société – sont devenus chacun une forme de mission.

Dans une société qui se comprend de moins en moins elle-même et se consacre moins à la réflexion qu’à la communication, il est impératif que subsistent les lieux consacrés à la communication de la réflexion.

À une époque où la vie politique enfermée dans un jeu de rôles est coupée des idées par manque de temps, de recul et de perspective, il est indispensable qu’il y ait, avec les éditorialistes et commentateurs informés, des philosophes, des historiens, des analystes, non pour dire aux politiques ce qu’ils doivent faire, mais pour les éclairer sur ce qu’ils font; non pour dire aux citoyens ce qu’ils doivent penser, mais pour les rendre mieux maîtres des choix qui s’offrent à eux.

Enfin, et peut-être surtout, dans un monde enfermé dans un présent perpétuel, condamné au zapping et dominé par la toute-puissance des médias, dans un monde abusivement abandonné aux émotions mémorielles et pourtant sans mémoire, il est essentiel de maintenir l’effort de remettre les choses dans l’histoire, leur histoire, notre histoire. C’est un pari sur l’avenir.

Il faut continuer Le Débat.

Pierre Nora.

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